Pourquoi les promoteurs se ruent sur les squats d’artistes

Pourquoi les promoteurs se ruent sur les squats d’artistes

EnquĂȘte
Par Eve Charrin
Marianne - 27/09/2021

Élus, promoteurs immobiliers et amĂ©nageurs urbains s’occupent aujourd’hui de rĂ©investir des lieux bien longtemps dĂ©laissĂ©s : les friches culturelles et autres tiers lieux. EnquĂȘte sur une infiltration « tendance » par des acteurs publics et privĂ©s.

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec les « friches culturelles » et autres « tiers lieux » ? Autrefois abandonnĂ©s aux rĂȘveurs et aux squatteurs, ces espaces vacants entre deux chantiers sont devenus la coqueluche des promoteurs immobiliers, la marotte des amĂ©nageurs urbains et la passion des Ă©lus.

Dans son plan de relance pour 2021-2022, le gouvernement a prĂ©vu une enveloppe de 650 millions d’euros, pas moins, pour le « recyclage des friches », lit-on sur le site du ministĂšre de l’Économie et des Finances, qui a annoncĂ© dĂ©but septembre la pĂ©rennisation de ce fonds. Fin aoĂ»t, Castex annonçait dĂ©jĂ  le financement de 100 « tiers lieux » ou « manufactures de proximitĂ© », pour 130 millions d’euros. La France en compte dĂ©jĂ  plusieurs centaines, comme la CitĂ© fertile Ă  Pantin en banlieue parisienne, Territoires Ă  Lyon, La Grenze Ă  Strasbourg, l’hĂŽtel Pasteur Ă  Rennes, la Belle de Mai Ă  Marseille, Darwin Ă  Bordeaux
 Mais de quoi s’agit-il ?

De prime abord, la friche culturelle (parfois appelĂ©e « tiers lieu culturel ») ressemble Ă  son ancĂȘtre des annĂ©es 1970-1990, le subversif squat d’artistes : elle prospĂšre dans les « lieux urbains dĂ©pris de leur fonction initiale », explique Arnaud Idelon, critique d’art et expert en la matiĂšre. Comme dans un squat, le mobilier de rĂ©cup, les fils Ă©lectriques apparents et le bĂ©ton brut suggĂšrent une occupation sauvage. Sauf que les artistes qui investissent ces lieux atypiques le font dĂ©sormais en toute lĂ©galitĂ©, avec la bĂ©nĂ©diction des pouvoirs publics et l’approbation enthousiaste des promoteurs. Ouverture d’esprit inespĂ©rĂ©e ou jeu de dupes ? EnquĂȘte sur une infiltration trĂšs tendance, celle du squat par les institutions publiques et privĂ©es.

UN ESPACE DE LIBERTÉ SOUSTRAIT AU RÈGNE MARCHAND

Direction la CitĂ© fertile, Ă  Pantin, commune limitrophe de la capitale, en Seine-Saint-Denis (93). À quelque trois cents mĂštres du pĂ©riph, entre les barres HLM et le building verre et acier de BNP Paribas, cette ancienne gare de marchandises SNCF semble ouvrir une brĂšche dans notre monde impitoyablement capitaliste, inĂ©galitaire et polluĂ©. Bon, certes, il faut montrer son sac aux vigiles Ă  l’entrĂ©e. Mais les herbes hautes et la fontaine moussue Ă  cĂŽtĂ© de l’ex-entrepĂŽt transformĂ© en cafĂ©-restau suggĂšrent un espace de libertĂ© soustrait au rĂšgne marchand. Le week-end, les visiteurs se voient ainsi proposer une sĂ©ance de mĂ©ditation dans une jolie cabane vĂ©gĂ©talisĂ©e, du jardinage dans le potager bio, une partie de pĂ©tanque et une expo des « illustratrices merveilleuses » qui vendent leurs Ɠuvres colorĂ©es.

« La CitĂ© fertile, c’est un hectare dĂ©diĂ© Ă  la ville durable », proclame un panneau dĂšs l’entrĂ©e : « Un tiers lieu Ă©co-culturel » qui imagine « des maniĂšres de vivre, de travailler, de produire et de consommer autrement », annonce un panneau Ă  moitiĂ© couvert d’églantiers. Une utopie concrĂšte ouverte aux habitants de ce quartier populaire, dans le dĂ©partement le plus pauvre de France mĂ©tropolitaine ? Mais le prix de la limonade bio (5 euros, quand mĂȘme), le soutien affichĂ© de BNP Paribas, le public de classes moyennes stylĂ©es et le dĂ©cor savamment chinĂ© signalent que la CitĂ© fertile n’a rien d’une Zad artistico-Ă©colo.

MĂȘme phĂ©nomĂšne Ă  Ground Control, halle ferroviaire autrefois consacrĂ©e au tri postal dans le douziĂšme arrondissement parisien, oĂč les yuppies se pressent autour de vieux wagons amĂ©nagĂ©s, contemplent une expo sur les matĂ©riaux durables et commandent leurs biĂšres artisanales sur fond de punchlines Ă©thiques (« Ce qu’il nous faut ce sont des horizons alternatifs qui dĂ©clenchent l’imagination »). OĂč se trouve-t-on au juste ?

DU SOFT POWER À PEU DE FRAIS

En 2021, les squats ne sont plus ce qu’ils Ă©taient, observe François Bellanger, prĂ©sident de la sociĂ©tĂ© de conseil en urbanisme Transit City : « Vu les prix du foncier dans les mĂ©tropoles, les promoteurs s’emparent de tous les interstices. Ils recyclent opportunĂ©ment le systĂšme underground. La culture fait partie des nouveaux codes de l’urbanisme institutionnel ». Glamour et palettes. DeuxiĂšme propriĂ©taire foncier de France, la SNCF s’est engouffrĂ©e dans la brĂšche depuis 2015, faisant des friches ou de « l’urbanisme transitoire » « un axe majeur de sa stratĂ©gie immobiliĂšre », explique Juliette Pinard.

Quel intĂ©rĂȘt ? « PlutĂŽt que d’ĂȘtre squattĂ©s pour de bon, les propriĂ©taires de lieux vacants lancent des appels Ă  projets pour choisir leurs occupants et signer avec eux des conventions d’occupation prĂ©caire », observe de son cĂŽtĂ© Aude Masboungi, Ă  la tĂȘte de La Belle Friche, agence spĂ©cialisĂ©e dans l’urbanisme transitoire. Malins, les promoteurs Ă©conomisent ainsi les coĂ»ts de gardiennage. Collectifs d’artistes, d’associations solidaires ou d’agences d’évĂ©nementiel, les occupants temporaires font le boulot gratuitement — mieux, ce sont eux qui vont rĂ©gler leur part pour payer les frais d’entretien du bĂątiment vacant, les vigiles


« Les tiers lieux, c’est l’art de la faire Ă  l’envers », critique l’écrivain et sociologue Michel Simonot, qui dĂ©nonce un « mĂ©lange des genres ». Car les friches permettent aussi aux propriĂ©taires et promoteurs de soigner leur image. Du soft power Ă  peu de frais : SNCF Immobilier, propriĂ©taire entre autres de la halle Ground Control et de la CitĂ© fertile, affirme « investir des lieux pour rĂ©inventer la ville et vivre ensemble », ceci afin de « crĂ©er de la valeur pour tous ». « On permet aux gens de se rencontrer, on remplit une mission de service public » assure en Ă©cho StĂ©phane Vatinel. Entrepreneur de la culture et de l’évĂ©nementiel, le patron de l’agence Sinny & Ooko gĂšre la CitĂ© fertile comme « un lieu social, Ă©ducatif, artistique », dit-il. Mais pour payer l’entretien des lieux et la redevance Ă  la SNCF, il lui faut dĂ©velopper sur place une activitĂ© de limonadier, par consĂ©quent interdire aux visiteurs d’apporter Ă  boire et Ă  manger dans l’enclave en question : vu le tarif des consommations, il y a de quoi refroidir les modestes familles pantinoises.

BUSINESS ET PRÉCARITÉ

De leur cĂŽtĂ©, les collectivitĂ©s locales s’enthousiasment pour ces « fabriques de la ville » peu onĂ©reuses, censĂ©es rĂ©parer le lien social et attirer de nouveaux publics. Rien que dans le trĂšs populaire 93, on compte Zone sensible et le 6B Ă  Saint-Denis, Main d’Ɠuvre Ă  Saint-Ouen, le Sample Ă  Bagnolet, VillaMais d’Ici Ă  Aubervilliers, la Halle Papin et bien sĂ»r la CitĂ© fertile Ă  Pantin, et on en passe. Pour Olivier Meier, directeur de l’Office du tourisme de Seine-Saint-Denis, les friches culturelles du dĂ©partement doivent « favoriser un tourisme Ă©mergent », c’est-Ă -dire drainer des Parisiens, voire des Ă©trangers, et en mĂȘme temps (comme disait l’autre), « permettre leur appropriation par les habitants ». « Tarte Ă  la crĂšme des appels d’offres » selon François Bellanger, l’ouverture d’une friche avant travaux sert dĂ©sormais d’argument aux promoteurs. Sous les herbes folles, le business. « La friche culturelle leur permet de se faire bien voir des Ă©lus et d’obtenir de futurs lots Ă  bĂątir », rĂ©sume Aude Masboungi, pour qui l’opĂ©ration serait « positive pour tout le monde » artistes et promoteurs, bobos et prolos.

À Marianne on aime chercher la petite bĂȘte, et on en a trouvĂ© deux. D’abord, « la culture est un vecteur de gentrification, c’est classique » remarque Juliette Pinard, docteure en urbanisme. AttirĂ©s dans les quartiers populaires par une programmation culturelle pointue et un potager en permaculture, les jeunes urbains aisĂ©s seront enclins Ă  investir les lieux, voire, Ă  acheter leur nouvel appart dans l’éco-quartier qui succĂ©dera Ă  la friche : « À Pantin, Montreuil, Bobigny, les prix du foncier ont dĂ©jĂ  bondi depuis une quinzaine d’annĂ©es » indique Antoine Lagneau, chercheur en Ă©cologie urbaine. Pas sĂ»r que les habitants Ă  petits revenus s’y retrouvent.

Quid des artistes ? Rendez-vous au Sample, Ă  Bagnolet, un ancien atelier d’assemblage d’amplis Ă  deux pas du pĂ©riph. Acheteur de la parcelle pour y construire des bureaux, le promoteur Sopic a confiĂ© pour 18 mois l’occupation des lieux Ă  la jeune sociĂ©tĂ© Ancoats. « On organise des concerts et on accueille une cinquantaine de musiciens, photographes, vidĂ©astes, designers, graphistes
 », indique Jean-Philip Lucas, l’un des associĂ©s. Les anciens showrooms frĂ©quentĂ©s par Stevie Wonder arborent encore une Ă©tonnante moquette zĂ©brĂ©e, mais l’immeuble menace de tomber en ruine. « Sopic n’a pas exigĂ© de loyer et a dĂ©boursĂ© 170 000 euros pour les gros travaux », apprĂ©cie Lucas. Mais ça ne suffit pas. Tournevis et marteau en main, un photographe retape lui-mĂȘme son futur atelier, trop heureux de payer quelque 300 euros mensuel pour 30 mĂštres carrĂ©s. Dans 18 mois, deux ans avec de la chance, lui et les autres occupants devront partir. En attendant, l’artiste nous salue en souriant. PrĂ©caire comme un squatteur mais payant, et content en plus. Au fond, les friches disent assez la place rĂ©servĂ©e aujourd’hui Ă  la culture, relĂ©guĂ©e dans les interstices du marchĂ©. Vous avez dit bouche-trou ?

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